Si les accords d'entreprises se multiplient, la vague attendue des télé-travailleurs tarde à arriver.
L'été dernier, Eric Besson ne cachait pas son enthousiasme. « Le télétravail apporte des bénéfices concrets dans la vie courante des travailleurs, des collectivités et des entreprises », s'est félicité le ministre de l'Industrie et de l'Economie numérique, en juillet, avant de lancer une étude pour favoriser son essor. Quelques jours plus tard, François Sauvadet, ministre de la Fonction publique, annonçait une vaste concertation avec les syndicats de fonctionnaires pour doper le travail à distance. Pas de doute, le télétravail a séduit des hommes politiques, mais aussi des dirigeants et des syndicats : depuis 2005, la pratique est encadrée par un accord national interprofessionnel décliné en une cinquantaine d'accords d'entreprise. Grandes ou petites, couvrant un nombre croissant de salariés. De 16.000 personnes recensées par Thierry Breton en 1993, les « télétravailleurs » représenteraient entre 7 % et 9 % des 23 millions de salariés sur le sol national.
Pourtant, s'ils progressent, ces chiffres sont loin, très loin des prophéties émises au début du siècle : ce devait être le mode de travail du troisième millénaire, un contrat « gagnant-gagnant », permettant tout à la fois d'améliorer la productivité, la qualité du travail et le bien-être du salarié, en favorisant l'équilibre entre sa vie privée et sa vie professionnelle. Le tout en économisant des tonnes de CO2.
Aujourd'hui, la notion a évolué : il ne s'agit plus de faire travailler un collaborateur chez lui à plein temps, mais de un à trois jours par semaine. Avec, dans la plupart des accords, la possibilité de revenir en arrière si l'usage ne lui convient pas. Il n'empêche, la France reste en retrait par rapport à ses voisins : l'Europe comprend 18 % de télétravailleurs. Ce taux dépasserait même 30 % en Finlande, en Suède et en Belgique.
Peu de volontaires
Dans l'Hexagone, malgré des rapports successifs et une technologie performante, la greffe n'a pas pris. La plupart des entreprises dotées d'accords attendent toujours le raz de marée de volontaires pour travailler hors du bureau. Deux ans après la signature de son accord, France Télécom-Orange compte environ 1.000 télétravailleurs, soit 1 % de ses effectifs. Flop aussi chez Renault, où ils ne seraient que 600 à avoir profité de l'emblématique accord de 2007, qui visait, à terme, 10.000 collaborateurs. Et ils sont moins de 80 chez Michelin, sur 8.000 salariés éligibles ! A Canal+, où un accord « expérimental » a été signé début juillet, Sylvain Thibon, délégué syndical CFE-CGC, s'étonne : « Il y a une demande mais pas un engouement extraordinaire. Pourtant notre accord est souple. »
D'où vient cette atonie ? Sans doute a-t-on surestimé le nombre de métiers concernés. L'an dernier, le Centre d'analyse stratégique jugeait que le télétravail affecterait de « 40 % à 50 % des emplois à l'horizon de dix ans ». Le calcul cumulait pêle-mêle les cadres administratifs, les commerciaux mais aussi des secrétaires, des agents de la fonction publique et des professions intermédiaires.
Or, dans les faits, nombre de salariés jugent que leurs tâches ne sont pas réalisables à distance. C'est ce que montre une étude d'OpinionWay pour Les Nouvelles parisiennes : 75 % des salariés franciliens se disent favorables au télétravail, mais 56 % d'entre eux pensent qu'il leur serait impossible de le pratiquer. Premier frein évoqué, la nature même de leur métier, à 54 %, suivi des réticences du management (30 %) et de l'organisation de leur équipe (28 %).
Certes, en majorité, les télétravailleurs sondés se disent comblés. Pour autant, ce mode de travail ne convient pas à l'ensemble des cadres. D'ailleurs, les accords en vigueur comprennent des critères d'éligibilité restrictifs. A Canal+, l'accord signé ne concerne que les salariés ayant des contraintes d'objectifs, soit de 30 % à 40 % des cadres. Chez Microsoft France, il ne vise que les collaborateurs de la division support aux clients, soit une petite centaine de personnes. Et même chez SGS France, spécialiste de l'inspection, de l'analyse et de la certification qui compte 51 % de télétravailleurs, les cadres en laboratoire et les administratifs sédentaires en sont exclus.
Car devenir télétravailleur implique des bouleversements profonds. Le temps passé à la tâche étant impossible à mesurer, le télétravail fait glisser l'entreprise vers un management par objectifs à l'anglo-saxonne, peu courant dans les sociétés françaises. Si la pratique se déploie chez SGS France, c'est que le groupe emploie des inspecteurs, auditeurs ou contrôleurs « nomades » soumis à une obligation de résultat et non de moyens. « Quand un autre DRH me demande comment je fais pour enregistrer le temps de travail, je réponds que je ne le mesure pas », raconte Francis Bergeron, son DRH. Ce qui pose des problèmes dans le droit français. Le Code du travail stipule en effet que « le contrat salarial est un contrat basé sur le temps passé, ce qui n'existe pas dans un contrat de télétravail », précise Yves Lasfargue, auteur d'ouvrages sur la pratique.
« Autoexploitation »
Mais « que nous importe si le reporting a été réalisé un dimanche après-midi au bord d'une piscine ? », s'amuse Francis Bergeron chez SGS. Toutefois, l'abolition des frontières entre les temps personnel et professionnel n'est bénéfique qu'à condition que le salarié ne se laisse pas envahir par sa tâche. Or plusieurs études relèvent un phénomène nouveau d'« autoexploitation » chez certains télétravailleurs, dont les horaires explosent sans rémunération supplémentaire. Nombre d'accords n'abordent pas le problème.
Chez Alcatel-Lucent, qui commercialise des solutions de travail à distance et s'est rendu exemplaire avec 38 % de télétravailleurs parmi 6.000 salariés, l'accord de télétravail ne fait qu'inciter les salariés à respecter les horaires légaux. « Il faudrait se donner de nouveaux moyens de compter les heures », estime Isabelle Guillemot, représentante CFDT dans l'entreprise. Vaste chantier.
Autre frein ? L'attitude, parfois rigide, des managers intermédiaires. Partout, de « petits chefs » persistent à considérer les télétravailleurs comme des tire-au-flanc. Y compris chez Alcatel-Lucent : « Il reste des îlots de résistance, admet Isabelle Guillemot. Certains managers exigent de voir leurs troupes, d'autres refusent que l'on télétravaille le lundi ou le vendredi, de crainte que l'on parte en week-end prolongé, ou encore le mercredi, jour des enfants. Cela nécessite un long travail de sensibilisation. » Le « contrôle du présentéisme » est la plaie du management à la française, résume Olivier Brun, directeur associé de GreenWorking, le cabinet mandaté par Eric Besson pour réaliser son étude : « Dans le télétravail, on n'a pas d'autre choix que d'introduire un contrat de confiance. »
Toutefois, les managers ont bon dos. Car l'organisation du travail, souvent inchangée en dépit des accords, ne leur facilite pas toujours la tâche. « L a grande conquête du salarié dans cette affaire, c'est l'autonomie, constate Eric Peres, secrétaire général FOcadres, qui a participé à la rédaction de l'accord interprofessionnel de 2005. Le problème c'est que l'on se heurte aux modèles d'évaluation et de contrôle en vigueur dans les entreprises. » Car, au-delà d'une révolution technologique, le télétravail est d'abord une révolution culturelle.
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