mercredi 28 septembre 2011

L’informatique, une révolution de l’écriture


Après avoir approché « l’aventure de la lecture numérique »… voici celle de l’écriture numérique, grâce à une heureuse coïncidence calendaire, la conférence « Préparés à Internet » organisée par la Société Européenne de l’Internet qui s’est tenue le 22 septembre à l’Ecole Mines-Paris Tech (dont le CIGREF était partenaire). Cette conférence accueillait notamment Gérard Berry pour répondre à la question « qu’est-ce que le numérique », et a donné la parole à Clarisse Herrenschmidt, chercheur (laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France), auteur de « Les Trois écritures – Langue, nombre, code ».

L’histoire des signes écrits,
un long flux de 53 siècles…

Ce qui m’a intéressé dans ma vie de chercheur, c’est l’histoire des signes écrits. Etant philologue de formation, mais également linguiste et archéologue, j’ai été confrontée aux découvertes de l’Antiquité du premier millénaire avant notre ère en Asie antérieure (définition géographique du plateau iranien). Pour des chercheurs comme moi, il fallait apprendre les langues, les écritures fort nombreuses, et en général on prenait cela comme une sorte de destin un peu lourd, voire tragique. Je me suis demandé pourquoi ne pas faire de ce malheur documentaire, une question : pourquoi tant d’écritures ? A partir de là, j’ai travaillé sur la naissance de l’écriture en Iran et en Irak et puis il m’est arrivé quelque chose…

Le numérique s’inscrit dans l’histoire des signes écrits

Il m’est arrivé un ordinateur sur mon bureau ! Cela a été un choc. Je me suis dit : « tu t’intéresses aux signes, aux écritures et il t’arrive un ordinateur ! ». Je me suis sentie sommée d’en faire quelque chose. Comment faire la généalogie de cet outil particulier ? Que l’on continue à appeler un « outil », même si je ne suis pas sûre que ce soit avec raison. Pour moi, la façon d’aborder la question « qu’est-ce que le numérique » part dans le sens de la généalogie sémiologique. On peut aborder le numérique de multiples façons. Pour moi, le numérique s’inscrit dans l’histoire des signes écrits.

Cette histoire des signes écrits, je ne l’imagine pas d’un point de vue universel. J’ai approchée de façon analytique et interprétative l’histoire des signes depuis leur naissance, à la fin du 4ème millénaire avant notre ère en Iran et en Irak. Il faut envisager cette histoire des signes comme un flux. Nous sommes en train de vivre la dernière étape majeure de ce long flux qui a pour l’instant 53 siècles !

Nous vivons un moment absolument privilégié ! Nous sommes pris dans la turbulence et la possibilité extraordinaire de repenser : qu’est-ce qu’un signe ?, qu’est-ce que nous sommes dans les signes ? Qu’est-ce qu’écrire ? Qu’est-ce que ces signes qui nous envahissent, qui nous forment psychiquement, qui informent nos relations, qui nous permettent, et nous interdisent en même temps, la connaissance ? Nous vivons un moment clé qui va générer les histoires qui vont suivre et nous sommes pris dans l’étonnement. Cette turbulence fait non seulement penser à l’avenir mais elle convoque parmi nous les grands intellectuels de l’Antiquité à qui je tire mon chapeau, car c’est sur leur travail que nous reposons.

Comment faire la généalogie du numérique du point de vue des signes ?

La généalogie du numérique se fait en considérant que l’histoire des signes, de ce long fleuve sémiologique qui va du Proche et Moyen-Orient vers l’Europe et vers les Amériques, commence à l’invention de l’écriture qui s’est faite aux environ de – 3300 avant notre ère, à partir d’un artefact, qu’on appelle des bulles-enveloppes, dans lesquelles sont enfermés des calculi.

Une autre étape de l’écriture dans l’histoire des signes est quelque chose dont nous gardons l’usage, c’est la monnaie frappée. L’invention de l’écriture génère l’écriture des langues avec de multiples aventures, l’écriture cunéiforme et d’autres qui suivent. Deux siècles après l’invention de l’alphabet grec, aux environs de 850 avant notre ère, dans la partie occidentale de l’Asie-Mineure que nous appelons la Turquie, est née la monnaie frappée. La monnaie frappée s’est faite sur un artefact qu’on appelle des globules qui sont des petites bulles ovales de poids mesuré au moment de leur moulage. Cette invention n’a pas seulement un sens économique. Elle a un sens cognitif extrêmement important.

L’invention de la monnaie frappée permet de manifester des nombres, au moyen du globule puis de la pièce. La monnaie frappée doit être considérée non pas seulement comme un outil politico-économique comme on le fait d’habitude, mais aussi comme un outil sémiologique. Il s’agit de manifester des nombres et leurs rapports par l’objet lui-même fait de métal précieux, mais aussi par les signes qu’il porte. Cet objet monétaire est une façon de manifester des nombres par la qualité du métal précieux. Les premiers globules sont en électrum, un alliage natif d’or et d’argent.

La monnaie manifeste des nombres, d’une part par son poids, et par des figures géométriques en partie interprétables selon l’arithmogéométrie de Pythagore. L’idée qui est derrière, c’est qu’avec l’outil monétaire on peut mesurer et rendre expressif des rapports arithmétiques, des rapports de nombres entre des choses, entre des personnes, qui sont des grandeurs différentes. Comme le dit Aristote : « donner des rapports de proportion entre une maison et une paire de sandales » !

Les nombres sont neutres dans l’explication des rapports numériques entre des choses de grandeurs différentes. Les Grecs pensent que tous les nombres entretiennent des rapports avec les autres nombres. Or, on découvre une √2 chez les pythagoriciens. Un nombre irrationnel qui n’entretient pas de rapport de proportion avec les autres nombres. Donc au bout d’un siècle et demi environ, les figures arithmogéométriques disparaissent de la monnaie grecque parce qu’on prend conscience que, bien que cette vérité du monde pythagoricien ait été interdite de dévoilement, qu’il existe des nombres qui n’ont pas de rapport de proportion avec les autres nombres. Dès lors, si de tels nombres existent, on ne peut plus fonder la monnaie sur l’absolue neutralité des nombres.

Si l’on tente de penser l’univers de signes dans lequel s’est construite la civilisation européenne, il faut considérer non seulement la monnaie comme outil économique et politico-économique, mais aussi comme cet outil cognitif qui a fait entrer dans la mentalité de tout un chacun, y compris ceux qui ne savaient ni lire ni écrire, l’idée que les choses, les gens, les institutions, contenaient des rapports exprimables numériquement ! C’est un des fondements de la civilisation européenne que l’omniprésence de la mesure. Et l’omniprésence de la mesure est rentrée dans la vie sociale avec l’outil quotidien des pièces.

La fin de l’aventure de l’écriture monétaire

L’écriture monétaire arithmétique se déploie. Puis il se produit une première grande différence, ce sont les lettres de change. Dès lors, les monnaies écrites nécessitent la ré-institution du scribe, car l’objet monétaire est alors dissocié de sa valeur : le support n’a plus d’importance. On sait le succès qu’ont eu les monnaies graphiques avec comme descendance les chèques, les virements, les billets. Mais toute l’aventure de l’écriture monétaire, qui a commencé aux environs de 600 avant notre ère, se termine bizarrement au moment-même de l’immense explosion l’informatique, au tout début des années 70…

Le 15 aout 1971, à la stupéfaction générale, Richard Nixon coupe le lien établi entre le dollar et l’or ! Il le fait parce qu’un certain nombre de « coquins » stockaient des dollars américains. Ils pouvaient ainsi venir avec des valises de dollars américains et vider les caisses de Fort Knox. Depuis 620 avant notre ère jusqu’à 1971, il y avait un lien entre les monnaies, les monnaies graphiques et le métal des coffres de la Banque centrale.

L’écriture numérique, une écriture à 3 mains…

Lorsque l’outil monétaire fait entrer dans la mentalité que les choses entretiennent des rapports exprimables avec des nombres, il y a une généralisation du discours des nombres sur le monde et sur les êtres. C’est ce qui a fait le lit de l’acceptabilité de l’informatique. Pas sa réalité ! Au fond, nous étions prêts, certains davantage que d’autres, mais nous étions préparés à cette vision des choses. Qu’il y ait les langues, et puis un langage qui est une possibilité d’expressivité passant par les nombres. Quoique nous fussions préparés, quoi que nous sachions des monnaies, il y a néanmoins stupéfaction avec le succès du monde numérique !

Stupéfaction parce que cela atteint les signes au plus profond. L’écriture n’est plus seulement celle du scribe qui se trouve devant un clavier, mais elle se trouve également dans les compLienétences de ceux qui font des logiciels et des programmes. Il y a désormais, avec l’écriture informatique, deux scribes. En fait il y en a trois ! parce qu’il y a aussi, d’une certaine façon, l’ordinateur. Celui qui est au clavier, ceux qui font les logiciels et les programmes qui sont les scribes les plus importants, et l’outil informatique lui-même.

Etant dans une révolution de l’écriture, il reste incompréhensible que l’on n’enseigne pas cela à l’école…


Source: http://www.histoire-cigref.org/blog/l-informatique-une-revolution-de-l-ecriture/

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