A lire sur: http://www.lesechos.fr/opinions/analyses/0202257355838-les-smartphones-malades-de-leurs-brevets-360673.php?xtor=EPR-1500-[idees_debats]-20120911-[s=461370_n=9_c=903_]-409905656@1
Fin
août, Apple a réussi à faire condamner Samsung à une amende de
1 milliard de dollars pour avoir violé six de ses brevets portant sur le
design, l'interface et les logiciels pour smartphone. L'amende pourrait
tripler, et une série de terminaux du groupe coréen seront peut-être
interdits aux Etats-Unis. De plus, la firme à la pomme compte bien se
servir du reste de son arsenal de brevets pour attaquer son grand (et
quasi unique) rival. Dans le smartphone, une industrie qui pèse plus de
200 milliards de dollars, chacun est en guerre contre tous. Tous les
acteurs s'arment et dépensent des fortunes pour acquérir de la propriété
intellectuelle. Google a payé 12,5 milliards de dollars il y a un an
pour avaler Motorola et ses 17.000 brevets. Apple, RIM, Microsoft, Sony
Ericsson et EMC se sont mis à plusieurs pour décrocher ceux de Nortel,
pour 4,5 milliards de dollars. Que d'efforts pour barricader sa
forteresse, alors que cette industrie est en pleine croissance... Tout
porte à croire que le système du brevet, au départ conçu pour encourager
l'innovation industrielle et non la guerre permanente, est aujourd'hui
cassé.
A y regarder de plus près, il y a
effectivement un modèle qui se délite, celui des licences FRAND
(« fair, reasonable and non-discriminatory ») qu'ont bâties les
fabricants de téléphones mobiles il y a fort longtemps. Elles ont été
accordées sur la base de brevets reconnus comme indispensables pour
fabriquer un téléphone fonctionnant avec les réseaux mobiles 2G, 3G, et
4G. Il y a surtout une offensive en règle de la part d'Apple contre
cette construction intellectuelle. Car le géant américain a beau peser
plus de 600 milliards de dollars en Bourse et dominer la planète du
smartphone au plan symbolique et par ses profits, il reste un petit
nouveau dans cette industrie. Le premier iPhone n'est sorti qu'il y a
cinq ans. Apple est donc vulnérable face aux montagnes de brevets des
équipementiers historiques.
Pour le
groupe informatique, les brevets dits « essentiels » déposés par les
pères de la 3G et brandis contre lui par Samsung sont une imposture. Ces
titres de propriété intellectuelle ont été acquis abusivement,
considère-t-il, grâce à une simple déclaration auprès des équipementiers
et opérateurs au sein de l'organisme international Etsi. En réalité,
après la déclaration, il y a une négociation entre pairs pour approuver
le caractère essentiel de la découverte. Mais, pour le groupe de Tim
Cook, les déposants de brevets « essentiels » donnant lieu à des
licences FRAND n'inventent plus rien ; ils font semblant. Le moins
qu'ils puissent faire serait donc de licencier leur technologie à Apple
pour des tarifs extrêmement bas, autrement dit une plume dans la balance
face à ses propres brevets en or massif. C'est normal, plaide la Pomme,
puisque les industriels du mobile se sont engagés à pratiquer des prix
« justes, raisonnables, non discriminatoires ». Tant pis pour eux.
Apple
met le doigt là où cela fait mal. Au milieu des années 1990, le système
des brevets mobiles fonctionnait assez bien. Mais il était au service
d'un trio de grands constructeurs, surnommé le MEN's Club - pour
Motorola, Ericsson, Nokia. A l'occasion du passage à la 3G, ces géants
ont investi des fortunes pour produire du brevet en masse. Objectif :
construire leur avantage compétitif puis consolider leur position. C'est
à ce moment que Qualcomm a décidé d'arrêter de fabriquer des terminaux,
voyant qu'il était préférable de vivre de sa rente de propriété
intellectuelle. Quant aux nouveaux équipementiers de l'époque, ils se
sont pliés à la loi du MEN's Club. Ils ont payé leurs licences FRAND.
Cependant, les années passant, Samsung ou Huawei se sont mis à déclarer
eux aussi des standards essentiels - à se fabriquer une monnaie
d'échange. Aujourd'hui, la valeur de certains de ces brevets paraît
s'être diluée, tellement ils sont nombreux. Et l'impression d'être face à
un bazar s'est renforcée du fait qu'il n'y a plus un MEN's Club, mais
une bonne quinzaine d'ayants droit dans la nouvelle génération de
technologie mobile, la 4G.
Voilà qui
fragilise l'ancien écosystème, alors qu'il subit une violente attaque de
la part d'Apple. Va-t-il disparaître complètement ? C'est ce qu'on peut
craindre si les juridictions américaines décident en bloc d'invalider
toutes les réclamations des détenteurs de droits FRAND. Mais il est plus
probable que le système va évoluer pour faire plus de place aux
nouveaux entrants. Une fois la forteresse prise, le conquérant Apple
aura plutôt intérêt à s'y installer pour tenir à distance de jeunes
concurrents, encore plus « barbares » que lui-même. Moyennant quelques
aménagements. Car un monde dans lequel il faudrait verser
250.000 royalties différentes sur chaque terminal (en ajoutant aux
licences FRAND les droits sur le design, l'interface, les capteurs, les
logiciels) n'est vivable ni pour le consommateur ni pour les
industriels. Selon certaines estimations, les droits à payer s'élèvent
déjà à 30 ou 40 dollars en moyenne par smartphone. Plus on multipliera
les interlocuteurs, plus les coûts de transaction seront démesurés, sans
parler des procédures judiciaires et de la multiplication des « pièges à
brevets » - ces sociétés opportunistes qui font chanter les fabricants
sur la base de leurs titres de propriété intellectuelle.
C'est
pourquoi on peut s'attendre à une restructuration du paysage autour de
quelques pools de brevets, sur le modèle de MPEG LA pour les
technologies de compression et de codage vidéo. Cette société basée à
Denver a rassemblé une série de brevets pour les licencier, puis elle
répartit les revenus entre les ayants droit. D'ailleurs, elle cherche à
se diversifier dans la 4G-LTE. Il y aura probablement plusieurs pools de
brevets - voire même un nouveau club. Si l'industrie parvient à
surmonter ses accès d'humeur et à s'organiser, elle retrouvera un peu
d'oxygène. Sinon, le smartphone demeurera malade de ses brevets.
Solveig Godeluck est journaliste au sein du service High-Tech Médias des « Echos »
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