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Par Laurent Sacco, Futura-Sciences
Suffisamment puissants, des ordinateurs quantiques
permettraient un jour d'accélérer considérablement l'exploration de
certaines questions de théorie des nombres. Si l'on parvient à les
réaliser, un nouvel algorithme quantique pourrait alors montrer
rapidement que la fameuse hypothèse de Riemann sur les nombres premiers est fausse.
Dans leur célèbre ouvrage Mathematics and Logic
publié en 1968, les mathématiciens Mark Kac et Stanislaw Ulam ont tenté
de montrer l’extraordinaire variété et la force de la pensée
mathématique depuis l’époque du miracle grec. Ayant participé à la
montée en puissance des premiers ordinateurs
en physique et en mathématique lorsqu’il a découvert avec Edward Teller
les clés de la bombe à hydrogène, Ulam était particulièrement bien
placé pour saisir le potentiel des travaux d’Alan Turing et de son ami John von Neumann. Les auteurs de Mathematics and Logic étaient donc parfaitement conscients de l’impact grandissant des ordinateurs : non seulement par l’intermédiaire des simulations numériques, de la manipulation des systèmes formels anticipée par Leibniz, mais aussi sur ce que l’on pourrait appeler les mathématiques expérimentales, notamment en théorie des nombres.
Sur ce dernier point en particulier, on aurait une
fausse idée d’une partie de la dynamique de la pensée mathématique en
tenant pour acquis que les découvertes se font toujours en développant
des raisonnements selon le modèle légué par Euclide
(celui communément enseigné à l'école en géométrie). Gauss lui-même,
probablement l’un des plus grands théoriciens des nombres, a clairement
affirmé que plusieurs de ses découvertes provenaient de jeux et
d’expérimentations avec les nombres alors qu’il recherchait leurs
propriétés remarquables. C’est en observant une table de nombres
premiers vers l’âge de 15 ans environ que le jeune Gauss fut amené à
conjecturer une formule permettant d’estimer la répartition des nombres premiers, et donc leur nombre entre 2 et un entier n donné.
Georg Friedrich Bernhard Riemann
(1826-1866) était un mathématicien de génie. Ses contributions en
analyse, géométrie et théorie des nombres sont légendaires : des espaces
courbes à n dimensions jusqu'à la topologie, en passant par l'analyse
complexe et la théorie de l'intégration. Il a anticipé la théorie de la relativité générale. © DP
Un million de dollars pour l'hypothèse de Riemann
La conjecture de Gauss conduisit à divers travaux remarquables, dont celui de la démonstration du fameux théorème des nombres premiers
(démontré indépendamment par Hadamard et de la Vallée Poussin en 1896),
et surtout à la célèbre hypothèse de Riemann. Ce dernier fut d’ailleurs
l’élève de Gauss.
Rappelons que Riemann a formulé son hypothèse
éponyme en 1859, à l’occasion de ses travaux sur la répartition des
nombres premiers et sur la formule exacte indiquant combien il y a de
nombres premiers entre 2 et n. Elle ne traite pas directement de la
détermination de cette fonction, mais sa validité est équivalente à
celle d'une formule décrivant cette fonction pour de grandes valeurs de
n.
La démonstration de l’hypothèse de Riemann aurait des répercussions sur plusieurs résultats ou conjectures en mathématique. C’est pourquoi elle est l'un des fameux 23 problèmes de Hilbert
proposés en 1900. Aujourd’hui encore, cette hypothèse reste l'un des
problèmes mathématiques non résolus les plus importants du début du XXIe siècle. Ainsi, elle fait partie des sept défis mathématiques réputés insurmontables par le Clay Mathematics Institute
en 2000, une récompense d'un million de dollars étant promise pour la
résolution de chacun d'eux. L'hypothèse de Riemann figure en tête de
liste, devant la conjecture de Poincaré, un défi remporté et récompensé en 2010 par le Russe Gregoriy Perelman.
L'informatique quantique adaptée à la cryptographie
Mais quel est le rapport entre les ordinateurs et
l’hypothèse de Riemann ? Il se trouve que l’on se sert des calculateurs
depuis longtemps pour trouver de grands nombres premiers. L’utilisation
des grands nombres premiers pour la cryptographie, par exemple pour
sécuriser les transactions bancaires, reflète l’importance des études
sur ce sujet. Ainsi, pour factoriser en un produit de deux nombres
premiers un nombre d’environ 300 chiffres, il faudra en général plus de
100.000 ans avec un ordinateur actuel et un algorithme classique. On
comprend donc aisément pourquoi la cryptographie emploie souvent comme
clé des grands nombres, qui se décomposent en produits de deux nombres
premiers.
Jacques
Salomon Hadamard (1865-1963) est un mathématicien français, connu
notamment pour ses travaux en théorie des nombres. On lui doit la
transformée d'Hadamard, qui a de nombreuses applications ou conséquences en théorie de l'information quantique et en cryptologie. © DP
Or, en 1994, le mathématicien américain Peter Shor
a découvert un algorithme mathématique exploitant les propriétés du
calcul quantique, qui peut déterminer la factorisation en nombres
premiers d’un entier donné. Tournant sur un ordinateur quantique
suffisamment puissant, il serait donc possible avec un tel algorithme
de casser très rapidement certains codes utilisés en cryptographie. En
effet, on sait, au moins sur la plan théorique, que l'algorithme de Shor
devrait faire partie de ceux capables de largement surpasser leurs
équivalents en informatique classique pour de grands nombres entiers.
Sur la plan pratique, il faudrait que l'ordinateur dispose d'un nombre
suffisant de qubits (unités de stockage de l'informatique quantique) et soit protégé de l’influence de la décohérence.
Inspirés par la puissance du calcul quantique sur
cette question d’arithmétique, deux chercheurs espagnols de l’université
de Barcelone ont tenté de l’utiliser pour en savoir plus sur
l’hypothèse de Riemann. L’explication de leur découverte a été publiée
dans un article sur arxiv.
Une invalidation indirecte de l'hypothèse de Riemann ?
Il ne s’agit pas de démontrer l’hypothèse de
Riemann, mais de tenter de l’infirmer indirectement en avançant un
contre-exemple, c'est-à-dire en trouvant, si possible, un entier n
conduisant à une violation de la formule donnant le nombre de nombres
premiers entre 2 et n. La stratégie n’est pas complètement nouvelle,
puisque d’autres ont exploré cette voie, allant jusqu'à n=1024. Au vu de l’état actuel de la puissance des ordinateurs, un calcul avec n=1025 prendrait neuf mois.
Pour contourner cet obstacle, les deux chercheurs
ont trouvé un algorithme quantique qui permettrait de calculer le nombre
de nombres premiers compris entre 2 et n. Ils supposent que cet
algorithme quantique devrait être plus rapide que son analogue
classique. S’ils ont raison, il faudrait malheureusement disposer d’une
grande quantité de qubits intriqués (80). On est encore très loin d’une
telle performance, et il n’est pas certain qu’on y parvienne un jour,
tant l’obstacle de la décohérence semble redoutable. Le phénomène de décohérence est très complexe, et entraîne chez certains objets des comportements n'obéissant plus aux lois quantiques.
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