(par Joël de Rosnay) Face aux enjeux énergétiques de l’avenir, nous avons donc besoin d'une approche globale, d’une approche systémique prenant en compte l'interdépendance des différentes sources d'énergie renouvelable et en les combinant entre elles.
Une voie possible vers les modèles énergétiques du futur s'appelle la Smart Grid (ou RITE, réseau intelligent de transport de l’électricité). Notre approche face à ces modèles est essentiellement analytique, linéaire et séquentielle. On envisage des filières opposées les unes aux autres. Le nucléaire contre le solaire, ou l'éolien contre la biomasse. Ce qui conduit à des raisonnements et calculs unilatéraux ou monodimensionnels filières par filières. Tels que : « Il est impossible remplacer en France le nucléaire par 230.000 éoliennes ou 580.000 hectares de panneaux solaires ».
Face aux enjeux énergétiques de l’avenir, nous avons donc besoin d'une approche globale, d’une approche systémique prenant en compte l'interdépendance des différentes sources d'énergie renouvelable et en les combinant entre elles. C'est ce que l'on appelle un « mix énergétique » (Energy Mix). Ou encore une approche par « matrice multimodale » des combinaisons d'énergies renouvelables entre elles. Une approche combinatoire.
En effet, les énergies renouvelables sont aléatoires et dépendent des conditions de nuit ou de jours. L'éolien ne produit évidemment de l’électricité que s’il y a du vent. Le solaire fabrique des kilowattheures d'électricité quand il y a du soleil ou suffisamment de lumière. Cependant ces différentes énergies renouvelables peuvent être combinées avantageusement avec des ressources permanentes, telles que la biomasse, le biogaz, la géothermie, l’hydroélectricité, où l'énergie des vagues, lorsqu'elle est possible.
Le mot-clé de la production d'énergie électrique, c'est ce que l'on appelle en anglais le baseload (production d’électricité de base). Elle permet l’utilisation électrique continue, en tout lieu, à tout moment, pour assurer le fonctionnement des entreprises ou les usages des particuliers. On entend très souvent dire parmi les industriels et même les politiques que le baseload à partir d'énergies renouvelables est impossible. Seules peuvent l’assurer quatre formes d'énergie classiques largement utilisées : le nucléaire, le fuel, le charbon et le gaz. C'est qu'il n'entre pas dans ce raisonnement, aujourd'hui dépassé, la combinaison systémique des énergies renouvelables connectées entre elles en permanence, capables de répondre aux besoins et d'intégrer la production venant de sources aussi diverses que l'éolien, la géothermie ou le solaire photovoltaïque.
Quatre facteurs essentiels
Cette approche systémique des énergies renouvelables ne serait pas possible si l'on n’intégrait pas quatre autres facteurs essentiels : les économies d'énergie (les « négawatts »), l'efficacité énergétique des moteurs, (65% de toute l’énergie utilisée par l’industrie est consommée par des moteurs électriques), le stockage massif de l'énergie électrique, éolienne, ou solaire. Ce qui devient aujourd'hui possible. Mais le quatrième facteur du succès d'une politique énergétique pour le futur c'est ce que l'on appelle la smart grid ou RITE, réseau intelligent de transport et de régulation de l'électricité en fonction de la production et des besoins. (Voir Schéma ci-dessous) :
La smart grid est le catalyseur essentiel de la combinaison des énergies renouvelables entre elles. C'est la smart grid qui va permettre une responsabilisation des citoyens vis-à-vis de leurs dépenses énergétiques.
En effet, non seulement ce réseau intelligent transporte l'électricité d'un point à un autre, mais il s'appuie, chez les particuliers et dans les entreprises, sur des compteurs intelligents qui signalent les heures les plus favorables à telle consommation, arrêtent certains appareils, comme les climatiseurs lorsqu'ils fonctionnent en période de pics d'utilisation, et informent les usagers, par transfert sur leur Smartphone, du statut énergétique de leur domicile ou de leur bureau. Ils peuvent ainsi, en temps réel, interagir pour diminuer tel fonctionnement électrique ou au contraire, à distance, allumer tel autre. De plus, le réseau intelligent autorise tout type de production électrique venant de sources non conventionnelles et susceptibles de perturber la grille classique de transport d'électricité, notamment en provenance des fermes éoliennes et solaires photovoltaïques.
Le RITE est également connecté à des centres de stockage de l'énergie. Ce secteur progresse rapidement dans le monde. Par exemple le stockage massif de l'électricité est possible dans des silos comportant des systèmes de batteries dont la durée, certes n’excède pas 6 heures, mais dont la capacité permet de restituer des dizaines de mégawatts à la demande. L'énergie éolienne peut être stockée en sous-sol dans des poches d'air (des aquifères) au-dessus de nappes phréatiques. Cette technique s'appelle CAES (Compressed Air Energy Storage). Cet air comprimé peut-être ensuite injecté dans des brûleurs de gaz naturel ou de biogaz ce qui permet d'accroître considérablement leur rendement pour produire de la vapeur et donc de l'électricité. Les tours solaires entourées de réflecteurs produisent de la vapeur à haute température pour faire tourner des turbines (CSTP, Concentrated Solar Thermal Plants). Mais elles étaient jusqu'à présent limitées par la durée de production de cette vapeur. Désormais l'utilisation de sels fondus permet de conserver la chaleur de 13 à 14 heures. Ce qui permet un fonctionnement en continu. L'Australie, très riche en ensoleillement dans le centre du pays, propose l'utilisation massive de ces concentrateurs solaires avec stockage de l'énergie sous forme de sels fondus, dans son projet
. L’Allemagne de son côté se lance dans un nouveau programme énergétique à partir de sources renouvelables connectées par une smart grid (Voir « Germany prepares for post-nuclear economy », Herald Tribune, 14-4-11).Un jour, l'"automobile vers la grille"
Avec le réseau intelligent de transport et de régulation de l'énergie électrique, on passe de la notion de centrale à celle de dé-centrale. En effet les grosses centrales de production, qu'elles soient nucléaire, au fioul, à charbon ou même hydroélectrique, nécessitent le transport de l'électricité sur de longues distances, ce qui conduit à des pertes importantes et à une diminution du rendement de la production d'énergie. En revanche la notion de dé-centrales permet, selon les conditions locales, les capacités de stockage, en fonction de l'utilisation le jour, la nuit, en période de pic de demande, de s'adapter en continu aux usages. Lorsque la voiture électrique se développera, ainsi que les voitures à hydrogène munies de piles à combustible, la notion de VTG (Vehicule to Grid), ou automobile vers la grille, permettra aux particuliers de revendre de l'électricité au réseau local en branchant leur voiture lorsqu'elle n'est pas en l'utilisation. Les statistiques indiquent en effet qu'une voiture reste en stationnement en moyenne plus de 90 % de son temps.
Un modèle de réseau intelligent de production et de régulation de l'énergie nous est offert depuis des millions d'années par la bioénergétique. Les plantes, les animaux, y compris les hommes, produisent et consomment leur énergie à partir de la photosynthèse et de la respiration. Des processus complémentaires : l'un à partir de l'énergie solaire captée par la chlorophylle des feuilles et transformée en aliments énergétiques ; le second à partir de la combustion de ces produits dans les minuscules chaudières qui existent dans toutes les cellules et qu'on appelle les mitochondries. Une énergie produite sous forme d'ATP (adénosine triphosphate), le combustible universel des êtres vivants. L'importance de l'analogie avec la smart grid est que le corps adapte en permanence production et stockage d'énergie, à son activité. Il produit l’ATP selon ses besoins et met en réserve l'énergie non utilisée sous forme de glycogène dans le foie ou sous forme de lipides (graisses). La régulation de l'utilisation de l’énergie et sa mise en réserve se font automatiquement grâce à des molécules comme l'insuline ou l’AMPK. (Adénosine monophosphate protéine kinase)
Le RITE, couplé à des énergies renouvelables combinées entre elles, apparaît donc comme une alternative réaliste pour l’avenir énergétique de la France. Mais il est évident qu'une sortie progressive du tout nucléaire prendra du temps et conduira à de très importants investissements. Une sortie sur 15 à 20 ans est possible à condition que la volonté politique soit présente dès aujourd’hui et que les investissements débutent en 2012, afin d’assurer la transition vers un réseau intelligent couvrant tout le pays et permettant aux énergies renouvelables, aux moyens de stockage ainsi qu'aux compteurs intelligents de se connecter les uns aux autres. De plus, la smart grid se construit de bas en haut (« bottom up »), dans des villages, des quartiers, des villes, pour s’étendre à un pays tout entier.
Entre 12 et 22 milliards d'euros d'investissements
À titre d'exemple d’investissements comparés à la mise en œuvre progressive d’un RITE, la construction de la centrale EPR de Flamanville coûtera 5 milliards d'euros. Le démantèlement des centrales usagées est provisionné à l'EDF pour 15 milliards d'euros. En fait, le coût devrait atteindre 500 millions d'euros par centrale. Multiplié par 58 centrales cela représente environ 30 milliards d'euros sur une quinzaine d'années. Aujourd'hui, le seul entretien et maintien des réacteurs coûtent 2 milliards d'euros par an. Sur 15 ans, 30 milliards d'euros vont être dépensés pour assurer l'efficacité et la sécurité des vieilles centrales françaises. Pour assurer le maintien et renforcer la sécurité des centrales la note d'électricité des Français va s'accroître de 5 à 6 % par an jusqu'en 2015. Pour Euratom le renforcement de la sécurité des 144 réacteurs en activité dans l'union européenne coûtera entre 72 et 180 milliards d'euros.
Quelle comparaison peut-on mettre en présence, face à de tels investissements, pour assurer le développement du RITE ? On peut estimer que l’installation des compteurs intelligents d’ERDF (appelés Linky et qui seront obligatoire dans tous les logements neuf dès 2012), devrait coûter, pour les 35 millions de compteurs installés en France, entre 4,2 et 8,4 milliards d’euros d’ici à 2021. Pour créer 3.600 km de smart grid, l'Allemagne prévoit 18 à 30 milliards d'euros d'investissements. Les investissements nécessaires pour la construction ou l'adaptation du réseau intelligent pourraient être évalués, en France, à un montant compris entre 12 et 22 milliards d'euros. Pour passer à un mix énergétique 100 % fondé sur les énergies renouvelables connectées au RITE en 2050, le coût sur 15 ans, évalué pour l’Allemagne, serait de 15 milliards d'euros par an. A noter que l’utilisation par ce pays du charbon ou du gaz, ressources non renouvelables et émettant du CO2, sera « modulaire » dans la smart grid nationale, et donc remplaçable par d’autres sources moins polluantes au fur et à mesure des progrès des énergies renouvelables.
On comprend ainsi qu’une approche fondée sur des « dé-centrales » plutôt que sur des grosses centrales avec un réseau de distribution à distance et passif, non seulement peut conduire à des économies importantes d'énergie, à des rejets moins polluants, à une sécurité accrue, mais aussi à des créations massives d'emplois. Et surtout à la responsabilisation des citoyens vis-à-vis de leur avenir énergétique. Aujourd'hui cet avenir est entre les mains de grandes entreprises privées ou d’Etat, organisées en structures pyramidales et en grandes centrales liées à des lobbys puissants, transformant les usagers en récepteurs passifs d'électricité devant payer au compteur une facture dont le montant va s'accroître régulièrement en fonction du contexte international et de la nécessité de réduire les risques liés aux centrales actuelles.
C'est une question politique fondamentale pour l'avenir, que soient faits dès maintenant les investissements nécessaires pour le développement du RITE. Des micro-réseaux locaux, réunissant notamment des petits producteurs indépendants d’électricité et se connectant progressivement avec le réseau intelligent à l’échelle nationale, peuvent être lancés à partir de 2012, conduisant à une approche démocratique de la gestion de l’énergie.
La révolution de « l'auto-mobilité », a permis à chacun de partir quand et où il le souhaite, grâce à son automobile. La révolution de « l'info-mobilité » permet à chacun d'utiliser et de produire de l'information grâce à son infomobile, ou Smartphone. La révolution de « l’énergo-mobilité » est indispensable pour permettre aux écocitoyens de sortir du monopole énergétique dans lequel ils vivent pour construire pleinement leur avenir grâce à une coopération solidaire, en réseau et responsabilisante. Une approche démocratique écosociétale indispensable à toute construction participative de l’avenir énergétique de la France.
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