mercredi 26 mars 2014

Nouvelles avancées vers l’ordinateur quantique

A lire sur: http://www.inria.fr/actualite/actualites-inria/nouvelles-avancees-vers-l-ordinateur-quantique

12-03-2014, Par 

Mazyar Mirrahimi est le responsable de l’équipe Quantic à Inria, créée en septembre dernier. Après deux années à Yale, et une série de publications dans Science et Nature en 2013, il fait le point sur les progrès et les défis d’un domaine encore en devenir : l’ingénierie quantique.

Comment définir l’ingénierie quantique ?

La mécanique quantique a révolutionné la façon dont les physiciens décrivent la nature. Le laser et le transistor sont souvent présentés comme les deux principales retombées de la compréhension des phénomènes de mécanique quantique. Cependant, alors que la mécanique quantique doit être utilisée pour prévoir la longueur d'onde d'un laser et la tension de fonctionnement d'un transistor, elle n'intervient pas au niveau des signaux traités par ces systèmes actifs. Ces signaux incluent des variables collectives macroscopiques, comme des tensions et des courants dans un circuit.
Dans une véritable machine quantique, les variables qui régissent les interactions entre les composants ainsi que les dispositifs d'entrée/sortie sont eux-mêmes des opérateurs quantiques, de même que la position de l'électron dans un atome d'hydrogène. Ces machines pourraient résoudre les problèmes inaccessibles aux machines classiques : permettre la transmission de données où la sécurité de la transmission est assurée par des principes fondamentaux de la physique, permettre de générer des nombres aléatoires certifiés, réaliser des mesures avec une précision sans précédent, et très probablement conduire à des applications imprévues dans l'avenir.
Les progrès rapides des dernières années mènent déjà à la mise en œuvre de portes logiques quantiques de haute fidélité et à la génération d'une grande variété d'états quantiques de la lumière, qui sont les briques de base de l'information quantique. Mais nous avons besoin de franchir des étapes importantes afin de mettre en œuvre des protocoles de calcul quantique qui nécessitent, en général, de nombreux qubits.
On notera que le temps de cohérence d'un système quantique diminue de manière linéaire avec le nombre de qubits. Par conséquent, le principal obstacle pour cette mise à l'échelle consiste à protéger l'état quantique du système quantique contre cette dissipation de l'information quantique, aussi appelée la décohérence. Nous traitons donc un problème de stabilisation par rétroaction où nous cherchons à stabiliser un état quantique ou un ensemble d'états quantiques : ce problème de contrôle est au cœur de la théorie des systèmes quantiques que développe l'équipe Quantic.
Mazyar Mirrahimi
En parallèle à la recherche autour des dispositifs du calcul quantique, le même genre de progrès dans le domaine de la communication quantique a permis de la transmission sécurisée d'états quantiques sur des distances d'environ 100 km. Ici, les pertes inévitables dans des canaux de transmission, où la probabilité d'erreur augmente de manière exponentielle avec la longueur du canal, sont le facteur limitant de la distance maximale de transmission. Une façon prometteuse de lever cette limitation consiste à utiliser des répéteurs quantiques. Là encore, le problème de la mémorisation de l’information quantique sur des durées suffisamment longues joue un rôle central.

En 2013, vous avez participé à 4 publications, 2 dans Science et 2 dans Nature. Quelles étapes ont été franchies avec ces articles ?

Ces articles décrivent des résultats expérimentaux relevant du domaine en pleine expansion du traitement de l’information quantique avec les circuits supraconducteurs. Ils décrivent tous des progrès vers l’encodage de l’information dans des états quantiques protégés contre le phénomène indésirable de la décohérence. L’équipe Quantic a eu l’occasion de participer à ces résultats via ma collaboration avec Zaki Leghtas (doctorant Inria entre 2009-2012, actuellement en postdoc à l’université de Yale) et les équipes de Michel Devoret et Robert Schoelkopf au département de physique appliquée de l’université de Yale. Ici, je vais parler des deux articles dans lesquels l’équipe Quantic a eu un rôle fondateur (proposition théorique des protocoles sur lesquelles les expériences étaient basées, ainsi que participation à l’analyse et à la compréhension des résultats expérimentaux). Pour les deux autres articles, nous avons fourni le support théorique pour l’analyse et la compréhension des résultats expérimentaux. 
Le premier article paru dans Science (Vlastakis et al., Science 339 : 178-181, 2013), concerne l’encodage de l’information quantique dans des états dits « chats de Schrödinger » du champ piégé dans une cavité micro-onde. C’est la réalisation de la première étape d’une proposition théorique de nouvelle stratégie pour la correction d’erreurs quantique (Leghtas et al., Physical Review Letters, 111, 120501, 2013). Cette stratégie consiste à utiliser l’espace de Hilbert de dimension infinie d’un oscillateur harmonique quantique à la place d’un registre multi-qubit pour obtenir un code correcteur d’erreur quantique. Nous avons démontré que les types de couplages que l’on peut obtenir, aujourd’hui en laboratoire, entre les divers composants d’un circuit supraconducteur quantique, nous fournissent la contrôlabilité dont on a besoin pour encoder l’information et la protéger contre les erreurs. Il s’agit d’un changement de paradigme qui devrait conduire à des raccourcis importants dans le développement de matériels pour le traitement de l’information quantique. Dans cet article de Sciencenous avons mis en œuvre la première étape de ce protocole, l’encodage de l’information. Nous avons, en particulier, réussi à générer des états « chats de Schrödinger » à plus de 100 photons (une superposition entre un état correspondant à zéro photon dans la cavité et un autre état correspondant à 100 photons), une avancée majeure par rapport aux expériences précédentes où la taille de ces états était limitée à 10 à 20 photons. Ce résultat a été souligné par Science Perspectives (Leeks, Science 342 : 568-569, 2013).
Dans un deuxième article paru dans Nature (Shankar et al., Nature 504, 419-422, 2013), nous avons mis en œuvre une méthode de stabilisation d’un état intriqué entre deux qubits supraconducteurs. Ces états intriqués sont des briques de base en information quantique mais sont, en général, très fragiles face à la décohérence. L’approche standard pour ce type de problème de stabilisation consiste à développer des boucles de feedback : nous mesurons un certain observable physique de façon continue, nous estimons l’état du système en temps réel à partir de ces mesures partielles et bruitées, et nous calculons les lois de feedback, ici l’amplitude et la phase des champs micro-onde.
Dans le cas particulier de ces systèmes quantiques, nous sommes face à des échelles de temps très courtes. En effet, il faut pouvoir réagir bien plus rapidement que le temps moyen de décohérence du système (une centaine de microsecondes dans les meilleurs cas). Cela limite fortement la complexité des calculs en temps réel que l’on peut effectuer. Dans cet article de Nature, nous avons suivi une approche consistant à assurer cette stabilisation en interconnectant les divers systèmes quantiques et en utilisant la dissipation de certains sous-systèmes. Nous pouvons parler ici de boucle de feedback entièrement quantique, la stabilisation étant assurée par un circuit quantique couplé à notre système quantique. Ce résultat ouvre des perspectives de développement d’une version quantique de la théorie des systèmes.
"Tu penses qu'il faudra se mettre à l'ordinateur quantique ?" - "L'ordinateur quantique n'aura pas besoin de toi."Dessin : Pessin (© Inria)

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez ?

La difficulté principale est liée aux concepts de mesure et de feedback en mécanique quantique. Toute mesure quantique entraine nécessairement une perturbation de l’état du système : la conception de mesures quantiques les moins destructives possibles et la prise en compte de l’action en retour de ces mesures sur l’état du système sont, en soi, des briques d’une théorie quantique des systèmes qui reste à développer. De plus, ces mesures ne fournissent généralement qu’une information partielle sur l’état du système : nous devons donc développer des filtres quantiques qui permettent d’estimer l’état du système à partir de ces mesures partielles.
En plus de ces difficultés liées aux principes de la physique, nous sommes aussi face au problème pratique de l’estimation et du contrôle en temps réel de ces systèmes : nous devons gagner la course contre le temps de décohérence, généralement très court, de ces systèmes.  Malgré les progrès récents, obtenus en particulier par l’équipe Quantic, dans l’intégration des cartes FPGA pour effectuer ce genre de calcul en temps réel, nous sommes très limités dans la complexité des algorithmes d’estimation et de feedback applicables. Ici, nous avons une approche alternative consistant à développer des boucles de feedback entièrement quantiques (on peut aussi parler de boucles de feedback quantique analogiques) : nous proposons des circuits quantiques interconnectés qui assurent le contrôle du sous-système d’intérêt (voir l’expérience de l’article Nature).
Une deuxième difficulté concerne la « scalabilité » de ces circuits. C’est, en général, difficile d’intégrer plusieurs circuits sur une même puce tout en évitant des couplages parasites entre circuits. Ici, nous suivons une approche modulaire consistant à encoder et manipuler l’information de façon locale dans des unités bien séparées et assurer la communication entre les modules par des techniques du type téléportation quantique. En particulier, les physiciens de l’équipe Quantic ont récemment développé une mémoire quantique à accès (lecture/écriture) contrôlé qui devrait jouer un rôle central dans cette approche modulaire.
Propos recueillis par Cyril Da.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire