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Mis à jour le 19 mars 2014, à 07h43 -
Mis à jour le 19 mars 2014, à 07h43 -
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Néo-objets : divagation géométrique (2/3)
Dans le dernier épisode de sa série sur les objets connectés, Alain Cadix plaide pour que les écoles de design enseignent les arts musicaux, temporels ou spatiaux au même titre que les arts plastiques. Chargé de la Mission Design par les ministres du Redressement productif et de la Culture, l’ancien directeur de l'École nationale supérieure de création industrielle expose chaque semaine pour L'Usine Nouvelle sa vision des mutations de l'industrie par le prisme du design et de l'innovation.
Nous avons posé que les néo-objets forment une classe qui englobe celle des objets « classiques », qui lui préexistait dans l’histoire des sociétés ; comme la géométrie non euclidienne englobe l'euclidienne qui la précédait, ou la physique einsteinienne inclut la newtonienne qui la devançait dans l’histoire des sciences.
Mais imagine-t-on aujourd'hui qu’un géomètre travaillant dans des espaces euclidiens puisse ignorer les travaux de Lobatchevski ou Riemann ? Peut-on imaginer au XXIème siècle un physicien qui, bien qu’œuvrant dans le champ de la physique de Newton, ignorerait celle d’Einstein ; ou qui, fondant son travail sur les lois de la physique classique, ignorerait les travaux de Planck ou d’Heisenberg ?
Quelles conséquences en tirer dans le champ de la conception, donc du design ?
LES ARTS PLASTIQUES NE SUFFISENT PLUS DANS LE CAS DES NÉO-OBJETS
Une première concerne les écoles de design. Le jeune designer, même s’il n’entend œuvrer que dans l’espace des objets classiques, ne peut ignorer celui des néo-objets – dont les objets classiques ne sont qu’un cas particulier –. Son parcours de formation doit inclure un passage par la conception de néo-objets et par la fréquentation des disciplines scientifiques et techniques qui les sous-tendent. Ce devrait être une exigence pédagogique, notamment dans les meilleures écoles de design ; ce n’est pas le cas et c’est regrettable.
Une deuxième conséquence est que le spectre des disciplines scientifiques et techniques, avec lesquelles le designer de néo-objets est en interaction, s’élargit. Au-delà des numériciens, informaticiens et experts en réseaux, il faut désormais qu'il entretienne des conversations avec des spécialistes de mécanique quantique, de relativité générale, avec des géomètres des espaces hyperboliques ou elliptiques, plus généralement avec des mathématiciens qui sont des inventeurs hors pair de mondes imaginaires.
Ces conversations n'ont pas nécessairement un but précis a priori, si ce n'est celui de découvrir d'autres logiques que celles qui lui sont intuitives. Bien sûr il y a d’autres sujets de conversation à entretenir avec des scientifiques, correspondant aux grandes avancées actuelles des connaissances, par exemple dans les neurosciences ou les biotechnologies.
La troisième conséquence nous conduit à élargir le propos. La conception de l'objet classique est, par essence, synchronique (l'objet est perçu dans sa globalité à l'instant où il est vu, les détails se révélant ensuite) ; celle du néo-objet est diachronique (l'objet se compose, se déploie et se révèle dans le temps ; même si une partie de lui est livrée au premier instant).
Cette réflexion a un lien avec les discussions historiques concernant les arts plastiques et les arts musicaux.Vassily Kandinski écrit à ce propos en 1954 : "L’art le plus immatériel est la musique. Dans l’utilisation de la forme, la musique peut aboutir à des résultats qui resteront inaccessibles à la peinture. Par exemple, la musique dispose du temps, de la durée. La peinture, si elle ne dispose pas de cet avantage, peut de son côté donner au spectateur tout le contenu de l’œuvre en un instant, ce que ne peut donner la musique (...). On s’aperçoit que chaque art a ses propres forces qui ne sauraient être remplacées par celles d’un autre".
LE DESIGNER DOIT S'INSPIRER DU PHILOSOPHE
Nous en concluons que si, classiquement, les arts plastiques constituent le fondement artistique d'une école de design, ceux-ci ne suffisent plus dans le cas des néo-objets : les arts musicaux doivent, dans les fondamentaux d'une école de design, occuper une place équivalente à celle des arts plastiques.
D'autres activités complèteraient la formation des designers par la pratique d’arts temporels et spatiaux, comme la création cinématographique ou la création fictionnelle en général. Au-delà des plasticiens, le designer doit donc fréquenter des musiciens, des cinéastes, des dramaturges. Les conversations qu’il nourrira avec eux lui permettront de pénétrer dans des univers de la création artistique qui font écho à ceux des néo-objets.
Mais la conception, donc le design de ces objets pose d'importantes questions d'ordre philosophique ou éthique. Concluons ces trois chroniques enchaînées par cela. D'une part nous disions que chaque utilisateur devait pouvoir mettre chacun des néo-objets utilisés à sa main et d'autre part nous observions que leur complexité accrue conduisait les designers à la dissimuler. Ils deviennent des "boîtes noires", élégantes certes, mais hermétiques, dans tous les sens du mot. La latitude qu'aurait l'utilisateur à imposer ses propres choix à ces objets se restreint au fur et à mesure que s'accroît la complexité des algorithmes, procéduraux et déterministes, qui les gouvernent.
L'incapacité de l'utilisateur à comprendre le soubassement logiciel de l'objet réduit sa lucidité et son esprit critique. Ceci dans le cas des objets à logiciels prépondérants ; il pourrait en être de même demain avec des bio-objets. C'est pourquoi il est désormais utile, et urgent, que le designer de néo-objets entre en conversation avec des philosophes pour clarifier ensemble le sens, le dessein de cette industrie nouvelle.
Avec les sciences, les arts, la philosophie, nous retrouvons ici les trois conversations fondatrices de notre culture. L'ère nouvelle des néo-objets devrait à cet égard rester classique.
Alain Cadix, chargé de la Mission Design auprès des ministères du Redressement productif et de la Culture.
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