A lire sur: http://www.zdnet.fr/actualites/fic-2014-l-etat-echelle-trop-courte-du-numerique-39797311.htm
Technologie : L'État est-il toujours le bon échelon pour envisager les évolutions du cyberespace ? A l'heure des multinationales du numérique, de la gouvernance centralisée aux Etats-Unis et des luttes de pouvoir, la question se pose.
De notre envoyé spécial à Lille - L'histoire des innovations technologiques s'accompagne toujours d'un discours politique et social fort. Isolement croissant des citoyens, réduction des distances et du temps, disparition des frontières et émergence du "village global". Internet a été l'occasion de réactiver cet imaginaire, associé à la théorie de McLuhan.
Qu'en est-il aujourd'hui, alors que le numérique est une réalité dans un nombre croissant de pays ? Les États s'effacent-ils, laissant un vide sidéral entre multinationales toutes puissantes et individus isolés et sortis des cadres traditionnels de solidarité ?
Au Forum international de la cybersécurité (FIC) 2014, à Lille, une conférence était l'occasion de revenir sur ces problématiques, avec un point de vue de chercheurs, acteurs du numérique et spécialistes de la cybersécurité : "Enjeux de puissance dans le cyberespace."
Les États au centre du jeu
Autant le dire tout de suite, les intervenants étaient dans l'ensemble à contre-courant du discours mettant en scène des États dépassés. Pour Guillaume Tissier, directeur général de CEIS, par exemple, "la question des frontières réapparaît, avec celles de cloud souverain et de contrôle des données". Des frontières poreuses cependant, qui incitent à repenser l'exercice de la souveraineté.
Confirmation de Daniel Ventre, titulaire de la chaire Cybersécurité et cyberdéfense au CNRS / CESDIP. Prenant acte de ce que le numérique n'est pas qu'une question de possession d'outils ou de moyens techniques, il estime qu'il "faut aussi avoir une stratégie" dans le cyberespace. Et de ce point de vue : "Aujourd'hui, ce sont les États qui sont les acteurs dominants. Ils prennent la question à bras le corps, développent des moyens civils et militaires, mettent en place de nouvelles administrations. Pour les États-Unis, par exemple, le cyberespace est un cinquième espace de conflit."
D'où une carte géopolitique qui peut se lire en fonction de la domination... d'États. Capacités d'investissement massif, de création d'un cadre légal et économique. Le même Daniel Ventre : "Les grandes entreprises américaines des nouvelles technologies ont montré au moment des révélations d'Edward Snowden qu'elles étaient aux ordres de la NSA. Beaucoup de choses dépendent du pouvoir politique. Les acteurs non étatiques sont en retrait face au poids des États."
Stuxnet, "une affaire médiatique"
De plus, "toute l'utopie sur la puissance des hackers, des activistes, s'évanouit, et on observe un retour de l'État dans un espace qui est son domaine de souveraineté". Il ne parle pas d'un retrait complet des activistes, ni d'une fin de la possibilité de subversion sur Internet - thème d'une autre conférence - mais voit tout de même une mise en arrière-plan face aux États.
Dominique Bourra, P-DG de NanoJV, va plus loin, qui considère que l'État peut avoir une capacité de nuisance supérieure à ses moyens technologiques ou financiers. L'affaire Stuxnet apparaîtrait ainsi comme une "affaire médiatique avant tout", menée par Israël.
"Pour les observateurs avisés, il est clair que l'opération Stuxnet a été pilotée par les États-Unis. Mais beaucoup d'aspects n'ont pas été traités par les médias, ou l'ont mal été." Ainsi, si Israël a semblé faire preuve de sa capacité de dissuasion informatique, c'est que "la puissance s'exprime par un biais médiatique faussé".
Israël en est sorti renforcé, vu comme un État avec une capacité de nuisance, d'influence, qui a contribué à la construction de sa puissance. "Mais c'est uniquement médiatique. Cela montre que l'un des facteurs de puissance est aussi la communication. Les États-Unis sont très forts là-dessus. Pour eux, la mise en scène est capitale."
"La vraie guerre est celle qui ne filtre pas. Les médias sont vus comme un outil pour augmenter son capital de dissuasion." Il faut bien avouer que Stuxnet, sur un plan opérationnel, "a été un échec complet. Il y a peut-être eu un retard de deux mois pour un millier de réacteurs. Tout le reste s'inscrit dans la guerre de l'information."
Questions de souveraineté
Si les États sont au premier plan, ils sont plus que jamais dans une logique de coopération ou d'opposition. Coopération car, rappelle Olivier Kempf, chercheur associé à l'IRIS, "la souveraineté a une double face : intérieure et extérieure. C'est la frontière qui définit le "nous" et l'autre. Quand la souveraineté est reconnue, on obtient son indépendance, qui est un attribut essentiel. Mais dans le cyberespace, cela ne marche pas car tous sont dépendants."
Pour lui, le cyberspace entraîne une perte de pouvoir. Politique, mais pas seulement : "On dit que le cyber permet de faire des choses, mais il peut en empêcher d'autres. L'État ne peut plus exercer sa souveraineté comme auparavant, il perd son indépendance. Il y a donc bien une diminution du "pouvoir faire"."
Cela serait lié, notamment, à la difficulté d'attribuer les actes de guerre. Une "opacité" qui empêche de faire fonctionner la règle d'attribution, et fait émerger le cyberespace comme un monde sans frontière, un monde "entre les souverainetés". La frontière apparaît comme l'exception.
Dès lors, on fait face à un paradoxe. L'État est l'acteur dominant d'un cyberespace où il perd pourtant sa souveraineté. Comment, dès lors, régler la question des pouvoirs au sein d'un "5e espace" lieu d'enjeux croissants au plan géopolitique ?
C'est sans doute ce qui explique une "balkanisation relative", avec des États qui ont recours à une fermeture relative, veulent reprendre en main la gouvernance, ou tentent de faire émerger des alliances dans une logique de multilatéralisme. Mais là encore, les inégalités demeurent.
Toujours selon Kempf, "on voit des pays négligents. Certains États, y compris en Europe, font semblant d'avoir une cyberstratégie ou s'en fichent. Ils semblent avoir l'illusion post-moderniste de la communauté internationale. Or, le pouvoir de la norme internationale est en échec."
Résultat : un cyberespace dominé, pour la standardisation des normes, par les États-Unis, siège des principales organisations de gouvernance. C'est ce qu'a pu montrer PRISM, en mettant en lumière un "noyau dominé par les États-Unis avec un certain nombre de tentacules". Pour le chercheur, "PRISM pose un certain nombre de problèmes."
"On entre dans une logique d'alliance, car avec PRISM, on peut obtenir beaucoup d'informations. C'est le cas des accords franco-américains Lustre. Mais ce faisant, cela menace encore plus notre souveraineté et notre indépendance."
Le cyberespace "n'existe pas sans les fibres optiques"
Un propos "nuancé" par Laurent Bloch, DSI à l'université Paris Dauphine. "PRISM nous a appris quelques choses nouvelles, et a recentré l'attention sur des choses oubliées. Le cyberespace n'est pas un espace virtuel comme on le pense parfois. Il n'existe pas sans les fibres optiques, les points d'échange, etc. C'est le retour de l'infrastructure."
D'où une importance de premier plan accordé à la maîtrise et au contrôle des infrastructures les plus critiques. Laurent Bloch de citer "l'indice de centralité de l'Internet", mis au point par une étude américaine.
"On observe que la probabilité qu'une communication entre deux points passe par les États-Unis est cinq fois plus forte que celle qu'elle passe par la France et quatre fois plus forte l'Allemagne."
D'où la volonté de reprendre la main sur la gouvernance dans certains coins du monde, comme on l'a vu à la conférence de l'Union internationale des télécoms (ITU) à Dubaï. Une tentation de "balkanisation" mise en échec par le bloc autour des États-Unis et de leurs alliés.
L'ITU, véhicule de la gouvernance face au contrôle des États-Unis ? Sur ce point, Laurent Bloch a un avis radical et hétérodoxe. "L'ITU est une organisation du 19e siècle qui a perduré au 20e. On ne le sait pas encore, mais l'ITU est déjà morte."
Pas si vite, serait-on tenté de dire. Cela dit, l'échec de Dubaï a porté un coup certain à l'organisation. Ce qui invite certains à tenter de chercher une troisième voie entre la domination américaine et la balkanisation. Sans qu'on les entende beaucoup, et sans que les États-Unis, soutenus par leurs alliés, semblent vouloir céder le moindre pouce de terrain pour l'instant.
La France et l'Europe
La France, comme les alliés traditionnels des États-Unis et un bon nombre des États européens, ne semble pour l'heure pas vouloir mettre le pied dans la porte entrouverte. Pourtant, l'Union européenne pourrait tirer bénéfice d'un changement de rapport de forces vis-à-vis de son allié américain.
Pour l'heure elle est surtout, selon le mot de Guillaume Tissier, une "colonie numérique des États-Unis", reprenant l'expression d'un rapport parlementaire. Consommateurs de services numériques, mais pas producteurs. "Il y aurait beaucoup de choses à bâtir." Le problème réside notamment dans l'incapacité de l'Europe à faire front commun, comme souvent en matière de numérique. "Les États abordent la question de manière individuelle, avec des alliances ponctuelles. Il n'y a pas de politique centralisée," déplore Daniel Ventre.
Catégorique, Olivier Kempf n'y croit pas. "Oui, elle pourrait tenter de faire sa place, car c'est un facteur déterminant de sa puissance. Mais elle manque juste de volonté, refuse la stratégie. Elle pourrait, mais à court terme, elle ne le fera pas. Donc on ne peut pas imaginer transférer la souveraineté à l'Europe."
Surtout si elle poursuit son engagement dans la voie des accords TAFTA, "traité de sujétion total" selon Laurent Bloch. Si "les plus attentifs [à ces questions d'indépendance] sont les Allemands", affirme Olivier Kempf, la France pourrait être un autre moteur d'une prise d'autonomie.
Laurent Bloch : "Il faut recenser les atouts de la France dans le cyberespace. Il y en a de nombreux, comme le territoire, car la France est dans une position géographique qui fait transiter par elle beaucoup de communications internationales vers l'Afrique, le Moyen-Orient ou même l'Extrême-Orient. Ensuite, elle a des entreprises très bien placées, comme ST Microelectronics, OVH, Orange Marine ou Alcatel."
Voilà qui revient à pousser à la création d'une filière industrielle. En la soutenant pour développer les infrastructures techniques ? Ce serait l'une des conditions de la puissance, selon Guillaume Tissier. Mais cela nécessite "une stratégie". Et donc une "volonté", dont beaucoup des intervenants ont surtout déploré l'absence.
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