lundi 6 août 2012

Philippe Aigrain (La Quadrature du Net) : « Il faut inscrire le principe de neutralité du Net dans la loi »

A lire sur:  http://www.silicon.fr/philippe-aigrain-la-quadrature-du-net-neutralite-du-net-77207.html?utm_source=2012-08-06&utm_medium=email&utm_campaign=siliconfr_daily

Cofondateur de La Quadrature du Net, Philippe Aigrain revient sur le principe de neutralité ainsi que sur les éléments de réforme du droit d’auteur proposés par l’organisation à la suite du rejet du très controversé Accord commercial anticontrefaçon (ACTA).
À la suite du rejet d’ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) par le Parlement européen, Philippe Aigrain a rédigé, avec le soutien de Lionel Maurel et Silvère Mercier, un ensemble d’éléments de réforme du droit d’auteur et des politiques liées.
Dans cet entretien, le cofondateur de La Quadrature du Net, organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet, précise l’objectif de cette initiative et réaffirme l’importance de la neutralité d’Internet.
Silicon.fr – La réforme du droit d’auteur et du copyright telle que préconisée par La Quadrature du Net est-elle une alternative viable à l’ACTA ?
Philippe Aigrain – Il est certain que le rejet d’ACTA, survenant après celui des projets SOPA et PIPA aux États-Unis, marque un tournant.
Les acteurs les plus entêtés dans le refus de reconnaître les réalités du numérique vont bien sûr continuer à essayer de faire adopter traités, lois et politiques répressives contre le partage non marchand de fichiers entre individus. Mais un nombre croissant de décideurs et de parlementaires européens et nationaux se rendent compte que c’est une impasse et sont ouverts à la réforme du droit d’auteur.
Les contours d’une telle réforme sont encore très incertains, et c’est pourquoi La Quadrature du Net, comme d’autres groupes de la société civile, a décidé de mettre sur la table un ensemble de propositions constructives.
Comment la contribution créative que vous proposez se différencie-t-elle de la licence globale ?
Il y a deux différences fondamentales : d’une part, nous proposons de sortir complètement les usages non marchands des œuvres numériques par les individus (sans centralisation de celles-ci sur des sites) du champ du droit d’auteur, et ce en y appliquant une forme d’épuisement des droits qui s’applique aux œuvres sur support comme les livres et les disques physiques. C’est une forme spécialement adaptée au numérique. Elle est à la fois plus restreinte (aux seuls usages non marchands) et plus étendue (incluant la possibilité de partage et donc de copies).
Ensuite, nous proposons de mettre en place un nouveau financement contributif (la contribution créative) spécialement adapté au développement de la culture numérique avec son très grand nombre de contributeurs et d’œuvres.
Le produit de cette contribution rémunérerait artistes, auteurs et autres contributeurs des œuvres partagées hors marché et financerait des projets de production de nouvelles œuvres ou de médiation culturelle. La répartition se ferait entièrement sur la base des préférences des contributeurs, pour les financements amont, et des usages d’internautes volontaires pour fournir des données accumulées sur leurs machines sur leurs usages de partage dans la sphère publique. Il existe bien sûr de nombreuses questions de mise en œuvre, j’en parle en détail dans « Sharing ».
La ministre Fleur Pellerin a déclaré en juillet que « la neutralité du Net est un concept américain, qui a tendance à favoriser très considérablement les intérêts économiques de Google, Facebook, Apple et consorts ». Quel est votre point de vue sur le sujet ?
La ministre de l’Économie numérique a tenté de modérer un peu ses propos, compte tenu des réactions très critiques qu’ils avaient suscitées. Présenter Apple, par exemple, comme un promoteur et bénéficiaire de la neutralité du Net serait amusant si cela ne révélait pas que le discours des opérateurs télécoms est reçu sans aucun esprit critique.
Les opérateurs se prétendent lésés par le fait de devoir transporter des paquets de données parce que leurs usagers accèdent à des services fournis par des prestataires. Il est intéressant de comparer cela à la grande distribution. Le rêve des opérateurs – en particulier ceux d’ETNO (European Telecommunications Network Operators’ Association), c’est-à-dire les anciens “incumbents” – est de faire payer des marges arrière (des sommes pour placement des produits). Ils vendent deux fois leurs services : aux usagers qui les achètent et aux fournisseurs des services auxquels ils accèdent.
Le plus frappant est que la prédominance des services centralisés doit beaucoup au fait que ces mêmes opérateurs ont soutenu la guerre au pair-à-pair (P2P), qui est la solution évidente pour éviter les déséquilibres de flux dans les réseaux.
Nous invitons donc la ministre à s’inspirer des travaux parlementaires transpartisans (rapport La Raudière-Ehrel, ancienne proposition de loi Christian Paul) et à inscrire le principe de neutralité du Net dans la loi comme aux Pays-Bas, en dotant les régulateurs de mesures de sanctions efficaces pour en assurer le respect, y compris dans les communications mobiles.
Et nous invitons le gouvernement à comprendre que ce n’est pas en fabricant des copies de services centralisés américains que l’on assurera un développement des services numériques en Europe, mais en reconnaissant que l’Europe est déjà l’espace de développement d’une culture numérique vivante et compatible avec le partage.

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